14 septembre 2017

Ron Rash, "Par le vent pleuré" : le fantôme de la rivière

1969, en Caroline du nord, dans la petite ville de Sylva. Au bord de la rivière,  deux frères, Bill, l'aîné, qui a cinq ans de plus qu'Eugene, se livrent à des parties de pêche bucoliques et à des baignades rafraîchissantes sous le soleil brûlant. C'est Eugene, le cadet, qui va endosser le rôle du narrateur et prendre la parole, 46 ans plus tard, pour nous raconter l'histoire de Par le vent pleuré. 

Sylva, de nos jours. En première page du journal local, l'info du jour : on vient de retrouver les restes d'une jeune fille ... 

En 1969, à Sylva, on ne veut pas savoir ce qui se passe ailleurs : les hippies, la musique pop, le Vietnam, la contestation, la drogue, tout cela n'existe pas, ou alors dans un autre monde. Cet autre monde-là va se manifester sous les traits de Ligeia, jeune fille rousse venue de Floride passer quelque temps dans sa famille, à la campagne. Ligeia surgit pour la première fois dans la vie de Bill et Eugene au beau milieu d'une partie de pêche. 


C'est Eugene qui l'aperçoit, sirène rousse au bord de l'eau, apparition venue de nulle part et disparue tout aussi soudainement. Une sirène, un fantôme ? Non, Ligeia est on ne peut plus vivante, et elle apporte avec elle tout ce que Bill et Eugene se défendent de connaître : la musique, la drogue, l'alcool, le sexe. A la partie de pêche suivante, ils font connaissance. Et même un peu plus que ça. Ligeia est une ardente pratiquante de l'amour libre, et les deux frères vont, chacun à leur tour, en faire l'expérience éblouie. Ligeia, ses cheveux de feu, son maillot de bain vert émeraude vite escamoté, son corps souple et accueillant... 

Bill et Eugene vivent avec leur mère chez leur grand-père, le médecin du village, depuis la mort accidentelle de leur père, tombé d'un arbre quand Eugene avait trois ans. Le grand-père est un personnage... tyrannique et traditionaliste. Les deux garçons, le week-end, font le ménage du cabinet médical : car dans ce monde-là, on travaille pour gagner sa vie, mériter le gîte et le couvert. Quant à leur mère, stoïque, elle supporte la situation parce qu'elle n'a pas le choix. De temps en temps souffle bien un vent de révolte, vite balayé par l'autorité de l'ancêtre, qui entend bien garder la main-mise sur les destinées de tous les membres de sa famille. Il n'est guère question d'amour dans tout ça. Bill sera chirurgien, Gene médecin. Peut-être... Pour l'ancêtre, pas question de filles venues d'ailleurs, de hippies, de musique de sauvages. S'il savait que ses deux petits-fils fréquentent Ligeia, la sirène venue de Floride, ce serait un drame... 

Quand Ligeia apprend que les deux garçons ont pour grand-père le médecin de la ville, il lui prend une idée. La bière, la pêche, le sexe, c'est bien gentil, mais ce serait tellement mieux avec quelques pilules subtilisées dans le cabinet médical. C'est le jeune Gene qui va se jeter à l'eau, totalement subjugué par Ligeia, et qui va se mettre à chaparder des échantillons de médicaments chez son grand-père. C'est le début de la dégringolade...

Ron Rash offre avec Dans le vent pleuré un roman plus paisible en apparence que ceux qui l'ont précédé et qui ont fait sa réputation. Un roman concis, un récit circonstancié raconté par la voix d'un homme brisé, car le jeune Eugene, celui qui a bu sa première bière avec Ligeia, faute d'avoir pu garder sa sirène, s'est accroché à l'alcool... Et n'est pas devenu médecin. Quarante-six ans après cet été de tous les dangers, Eugene est alcoolique, désespéré, il a failli causer la mort de sa fille, sa femme l'a quitté, son frère Bill, chirurgien de renom, le méprise et le lui fait cruellement savoir. Eugene a beau être un intellectuel, amoureux de littérature et de poésie, il est, aux yeux de tous, ce que l'on a coutume d'appeler une épave. Une épave hantée par un fantôme, car Ligeia, si elle a disparu de sa vie, n'a jamais cessé d'être présente en lui... 

Ligeia, la nouvelle d'Edgar Poe illustrée par Arthur Rackham (source Wikipedia)
La découverte des restes de la jeune fille va faire voler en éclats une relation familiale déjà bien abîmée, et la recherche de la vérité va constituer un véritable chemin de croix. Le roman est tout entier construit sur la dualité. Opposition entre Cain et Abel, les deux frères entre lesquels se dresse le fantôme de Ligeia, la fille au prénom tiré d'une nouvelle d'Edgar Poe; opposition entre le conservatisme mortifère du grand-père et l'esprit de libération de la fin des années 60 ; opposition entre les années 60 et aujourd'hui, finalement pas si différentes que cela. Ron Rash se garde bien du piège qui consisterait à faire passer les années 60 pour un paradis perdu. Ce n'est sans doute pas innocent si Ligeia elle-même reconnaît que ce qu'elle aime, c'est la fête, l'alcool, la drogue, le sexe, la musique, et qu'elle se fiche pas mal des idées qui vont avec... Tout au long de ce récit plus cruel qu'il y paraît, Ron Rash fait le portrait en creux d'une Amérique écartelée, d'un homme brisé par la culpabilité et le doute, qui s'égare volontiers dans l'ancienne maison de Tom Wolfe (qui donne d'ailleurs son titre à la version française du roman). Le background musical - des Grateful Dead à Jefferson Airplane en passant par Hendrix ou les Doors - occupe une place qui n'a rien d'anecdotique, et contribue à faire de ce roman, mine de rien, une balade en mode mineur dans l'espace et dans le temps, en même temps qu'une exploration psychologique réussie de personnages esquissés d'un geste vif et précis.

Ron Rash, Par le vent pleuré, traduit par Isabelle Reinharez, Le Seuil

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