14 août 2016

Shirley Jackson, "Nous avons toujours vécu au château" : quand l'écriture vous ensorcèle

Nous sommes au mois d'août... Bientôt la rentrée littéraire et son raz-de-marée de nouveautés dont nous ne lirons pas le dixième. Désespérant. Alors tant qu'à faire, pourquoi ne pas aller puiser dans la longue liste de ces romans qu'on a toujours eu envie de lire, mais jamais eu le temps de déloger de leur place là-bas, dans l'étagère aux trésors ? Pour commencer, un grand merci à Jean-Paul Gratias, le traducteur du roman, dont l'éloquence a largement contribué au choix (voir ici). Shirley Jackson, romancière américaine morte en 1965 à l'âge de 48 ans, est notamment connue pour avoir inspiré quelques films cultes, parmi lesquels l'effrayant La maison du diable, de Robert Wise (1965), d'après son roman The Haunting of Hill House, que Stephen King considérait comme un des meilleurs romans fantastiques. Quant à Neil Gaiman, il voue à Nous avons toujours vécu au château une admiration indéfectible : "C'est un merveilleux roman littéraire, et aussi un roman de mystère, l'étude parfaite de ce qui se passe à l'intérieur de la tête d'une personne - un roman étrange, qui se tient à la limite du fantastique sans jamais y tomber. J'aime le malaise qui s'en dégage."
Cette auteure unique en son genre, qui se qualifiait elle-même de sorcière, mère de famille nombreuse, épouse d'un écrivain et critique littéraire, n'a pas son pareil pour raconter tranquillement, l'air de rien des histoires qui ne vous quittent plus... C'est en 1962, trois ans avant sa mort, qu'elle publie son ultime roman, Nous avons toujours vécu au château. Mary Katherine Blackwood, dite "Merricat", 18 ans, vit en compagnie de sa sœur aînée Constance et de son oncle infirme Julian, dans une riche demeure entourée d'un vaste domaine, un peu l'écart d'un village situé au cœur de la Nouvelle Angleterre. Nous sommes dans les années 50, probablement dans le Vermont, là où vivaient Shirley Jackson et sa famille. Et Shirley Jackson elle-même conviendra que, pour décrire les deux jeunes femmes héroïnes du roman, elle s'est largement inspirée de ses deux filles.

La couverture de l'édition originale
(By Source, Fair use)
 Les trois hôtes du "château" ne quittent guère le domaine; seule Merricat s'aventure au village deux fois par semaine pour s'y approvisionner en vivres à l'épicerie, en livres à la bibliothèque. Elle rase les murs pour éviter les remarques des habitants et les quolibets des enfants. Il faut dire que les trois habitants de la grande maison sont les seuls survivants d'une soirée qui, six années auparavant, s'est terminée par un dîner empoisonné où ont péri les autres membres de la famille. Constance a été soupçonnée, puis blanchie. Depuis, les trois naufragés sont les parias du village; les habitants leur vouent une haine tenace, mêlée d'une défiance certaine : ils sont les seuls rescapés d'une grande et riche famille, ils sont... maudits. 

Pour la jeune Merricat, ça n'a finalement pas d'importance : elle n'a besoin de personne, puisqu'elle vit au château. Au château, et dans le parc où elle a dispersé toutes sortes de talismans protecteurs, enterré une boîte pleine de dollars d'argent, cloué un livre à un poteau... Autant de signes qui font de ce parc le sien, un monde ensorcelé où personne n'est le bienvenu, sauf sa sœur Constance. Merricat a beau avoir 18 ans déjà, on la verrait bien dans l'univers de Lewis Carroll : fantasque, sauvageonne. Sa sœur Constance, qui, elle, ne sort jamais du domaine, éprouve envers elle une indulgence affectueuse: elle lui pardonne toutes ses folies- "Petite folle de Merricat"-, s'amuse de ses pensées magiques, et passe sa vie à s'occuper d'elle et de l'oncle Julian, infirme physiquement mais aussi mentalement, lui qui réécrit inlassablement le récit du soir funeste... Constance fait le ménage, la cuisine, le jardin, s'occupe de cette maison restée comme elle était des années plus tôt, désuète, élégante, familiale à sa manière. Merricat lit, batifole dans le parc, effectue ses petites opérations magiques, et se promet d'être bientôt plus gentille avec l'oncle Julian. Tout ce petit monde vit sa vie en cercle fermé, jusqu'à l'arrivée de Charles, un cousin bien décidé à faire entrer dans ce cercle magique un bon morceau de "vraie vie", de bon sens, de raison, et surtout à s'octroyer une bonne part de la fortune familiale. Il n'a aucune idée, ce bon Charles, du drame qu'il va déclencher... 

C'est Merricat qui raconte toute l'histoire, et nous dit du même coup toute sa vie intérieure, comme le dit Neil Gaiman. A travers ses fantaisies, ses tours de magie, ses peurs et ses bravades, elle nous entraîne à sa suite dans sa poésie de petite fille. Et, au fur et à mesure que l'histoire se déroule, elle nous fait ressentir, de plus en plus fort, le malaise dont parle Gaiman. Très doucement, en beauté, Shirley Jackson nous force à avancer vers la vérité, alors que nous n'en n'avons peut-être même pas envie, séduits que nous sommes par cette fille magique et capricieuse. Nous nous bandons les yeux, nous forçons à regarder ailleurs, à croire à la magie : mais Shirley Jackson, main de fer dans gant de velours, n'aura pas pitié de nous autres, pauvres lecteurs. Alors oui, Nous avons toujours vécu au château est un roman magnifique, ensorcelant, d'une écriture étincelante, et mérite bel et bien d'être (re)découvert dans la traduction, comme toujours sensible et intelligente, de Jean-Paul Gratias. 

Shirley Jackson, Nous avons toujours vécu au château, traduit de l'américain par Jean-Paul Gratias, Rivages/Noir

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