22 janvier 2016

Thierry Marignac, "Morphine Monojet" : Le retour du fils perdu?

LA CHRONIQUE INFILTRÉE
Depuis Milieu hostile (voir ici), paru en 2011, silence radio côté Thierry Marignac. En juin 2015, un signe : l’heureuse réédition par ActuSF de son premier roman, Fasciste (voir là la chronique et ici l'interview). C’est dire si ce début d’année 2016 va réjouir  les inconditionnels et, espérons-le, ravir les lecteurs qui n’ont pas encore eu l’occasion de lire ce romancier rare, sans concession, styliste incomparable. Deux parutions : Morphine Monojet aux éditions du Rocher, et le mois prochain, Cargo Sobre, chez Vagabonde. 
Alors voilà notre chronique « infiltrée » : j’ai demandé à Thierry Marignac de la lire et d’intervenir quand ça lui chantait. C’est exactement ce qu’il a fait, et voilà le résultat, que je trouve pour ma part  franchement passionnant. On n'est jamais si bien servi...

Guide de lecture : en noir, la chronique. En bleu, les interventions de l’auteur. Ah oui, j’allais oublier la règle du jeu : entre le moment où j’ai terminé la chronique et celui où j’y ai ajouté les commentaires, le texte n’a pas bougé d’un iota. Chronique infiltrée, certes, mais pas sous influence… 

Aujourd'hui, avec Morphine Monojet, une fois de plus, l'homme déconcerte, et c'est bien... 

Quand on écrit un nouveau roman, il faut toujours essayer d’aller plus loin que la fois précédente. C’est une remise en question perpétuelle. De même que dans À quai, je m’étais imposé la contrainte du huis-clos, dans Fasciste celle du discours politique, dans Morphine Monojet, je me suis imposé celle d’un roman dont l’action se déroule en trente heures. Il faut toujours un défi supplémentaire, sous peine de s’ennuyer, donc d’ennuyer le lecteur, et c’est le lecteur qui compte.

En 1988, au moment où le petit monde littéraire attend de lui un roman sur la dope, il publie Fasciste, et en prend plein la tête. Aujourd'hui, 7 romans et plusieurs essais plus tard, il le publie, son roman sur la dope. Esprit de contradiction, jeu de provocation ? Non, car Morphine Monojet, malgré les apparences, n'est pas un roman sur la dope. Pas seulement. C'est une histoire d'obsession, c'est une course poursuite, une affaire d'addiction, une balade mortuaire. Et une plongée vertigineuse dans le Paris de la toute fin des années 70. Le plus surprenant, le plus beau paradoxe, c’est sans doute la fraîcheur qui se dégage d’un roman qui ne fait pas de cadeau, et qui se déroule dans un milieu en guerre perpétuelle.
On vivait tout ça comme si c'était normal. C'est pour ça que je n'en ai pas fait trop sur l'affaire de suicide de Al. Simplement, il dit qu'à un certain moment, au cours de ses défonces, ça lui semble normal de se flinguer. Si j'étais allé plus loin, je serais tombé dans le pathos, et ça n'était pas le but. L'intérêt, c'était d'écrire de l'intérieur, de montrer que pour ces gens-là, ce qu'ils vivaient était logique et spontané à cause d'une situation historique donnée. Tout était totalement absurde, du coup cela donne une vision de la vie très expressionniste, le grotesque comme un des beaux-arts. C'était notre parti-pris, sans qu'on en comprenne forcément toutes les implications. 
Une situation de guerre
J’avais évoqué le monde de la drogue en observateur extérieur dans Fuyards ou Renegade Boxing Club, et c’est dans les nouvelles du Pays où la mort est moins chère que j’ai trouvé la façon satirique d’en parler sans tomber dans la tragédie. Au sortir de cet abîme de faiblesse qu’est la toxicomanie, l’essentiel c’était de réagir. D’où Fasciste, mon premier roman. J'ai voulu montrer l'esprit de l’époque : on était revenu de tout alors qu'on ne connaissait rien, no future, ce qui donnait cette forme d'esprit un peu humour noir. Je voulais aussi parler de cette période qui a laissé des souvenirs pénibles et douloureux, mais sans pathos, encore une fois. Et je ne pouvais le faire qu'en rigolant. Des petits bourgeois en voie de déclassement qui s'encanaillaient, et qui faisaient les blagues les plus cyniques possible pour justifier cette absurdité qui consistait à se mettre en situation de guerre. Car entre la délinquance, les braquages, les arnaques et les overdoses, on était en guerre quand on faisait partie de ce monde-là. Totalement absurde si tu considères la France de 1979, et ces gens qui venaient d'un milieu protégé. Pour  parler de ça, il fallait une certaine ironie.
Nous avons tout oublié…
Le punk, c’était « no future » mais « no past » aussi. Avec des camarades, on avait écrit un manifeste qui commençait par "Nous avons tout oublié..." Finalement, ce qui est oublié maintenant, passé dans la réécriture de l'histoire, c'est que chacun essayait de retrouver des racines, mais il y avait le grand blanc de la IIe Guerre mondiale. On s'identifiait plus aux années 20 qu'à quoi que ce soit d'autre.  Le punk était très inspiré par dada, à travers les situationnistes, et on était beaucoup plus dans cette idéologie-là que dans ce qui s'était passé dans les années soixante, à quoi on était complètement opposé. L'arrivée des drogues dures a été la fin des illusions. J'ai exprimé tout ça quand j'ai écrit Morphine Monojet, spontanément, sans calculer.

Toi et ton manque
On était en bande, malgré tout. Toute l'idéologie était latente chez chacun. Individualiste, bien sûr, et c'était une revendication par rapport au pseudo-collectivisme de la génération précédente. Mais en même temps, chacun avait ses rapports avec l'idéologie générale, avec chacun ses déclinaisons. Il y avait une atmosphère qui faisait qu'on se comportait ainsi et qu'on parlait ainsi, et qu'on menait cette vie-là. En particulier la dope : tu sais très bien que tu es sous la règle commune de tous les dopés, tu reconnais chez les autres les mêmes signes que ceux que tu présentes. Mais d'un autre côté tu es dans une solitude extrême: c'est toi et ton manque.
C'est ce que m'avait dit Richard Stratton, qui avait passé 8 ans en taule aux Etats-Unis pour trafic de marijuana : "You're never alone, but you're lonely there." L'histoire du junkie, c'est un peu ça : tu n'es jamais seul, mais tu es dans une solitude extrême. On était là-dedans collectivement, chacun cherchait à gruger l'autre s'il en avait l'occasion. Certains moins que d'autres, qui essayaient de garder un peu d'honneur. Mais même eux, tombaient parfois dans la règle générale. La misère, ça donne une sorte de loi commune qui fait que tu sais où en est l'autre parce que tu en es au même point, ou que tu l'as été deux heures auparavant. Ce qui créait un sentiment de communauté illusoire.
En même temps, tout ça était d'une absurdité totale, on était dans le grotesque : donc forcément, il y a de vrais éclats de rire. On a passé de très bons moments, quand même. C'est là que tout le discours dramatisant sur la dope est vraiment naze. A cause des très bons moments. Parfois à partir de situations horribles, comme c'est le cas dans le roman avec l'histoire du détrousseur de cadavres sympathique. Que je n'ai pas inventée...
Les Trois mousquetaires de l'histoire, Fernand, Al et le fils perdu, sont en manque de tout.
Mes personnages sont inspirés de personnes réelles, bien entendu, mais il serait vain de chercher des « clés ». Dans un roman, toutes les clés sont fausses, parce qu’on réinvente tout pour construire un drame cohérent qui contienne, non pas la lettre, disparue comme l’époque qu’on évoque et inaccessible, mais l’esprit, qui lui, demeure chez les survivants. Dans ce sens, plus on s’éloigne de l’anecdote dans une mise en scène, plus on se rapproche du climat, de l’atmosphère traversée.

Le commencement de la fin ?
C’est dans le même esprit que j’ai choisi de placer deux de mes personnages, Al et le fils perdu, dans la perspective des holocaustes du XXe siècle. Au-delà de l’anecdote inspirée par des circonstances réelles, des amis réels de ma vie réelle, ce choix correspond à l’idée de faire de la description d’un microcosme agité par de micro-évènements quelque chose de plus large, qui la rende significative. L’époque où se situe le roman, c’est en réalité la fin de l’après-guerre. Ou peut-être « le commencement de la fin », comme disait Churchill. Le glacis de la Guerre Froide était encore d’actualité, conséquence directe de la Seconde Guerre Mondiale, qui avait déjà des allures d’antiquité dans la brocante. La ville avait encore certaines caractéristiques dues à l’Histoire. Et à travers quelques décennies, notre errance portait encore les marques du « passé maudit de l’Europe ». Mes personnages, juif et arménien, portent les stigmates, à leur corps défendant, des hécatombes des deux guerres mondiales successives qui avaient ravagé le continent et continuaient leur travail de sape sur nos inconscients, transmis, à leur insu sans doute, par les générations précédentes, traumatisées.
Cette expression, « le fils perdu », évoque la question d’une filiation brisée, et d’une absence du père comme mythe fondateur. Cette « absence d’une présence intensément désirée » pour citer Mallarmé au sujet des anarchistes du procès des Trente, était pour nous « fondatrice » de la dérive où nous voguions, avec des déclinaisons variées. Chez mon personnage, elle est tout particulièrement tragique, mais c’est le cas de tous les personnages en question, d’où le sous-titre du roman « Les fils perdus ».
En manque de dope, et de fric. "Les blancs-becs étaient en mission de survie. Ravitaillement de base. Déjà mal aux reins et les jambes lourdes, bientôt les crampes." Le reste n'a plus d'importance : il faut trouver, coûte que coûte. Ce jour-là, le salut va leur arriver en la personne de Jackie, belle et jeune orientale haut  perchée, fille de diplomate, qui les entraîne chez elle, dans une maison de la rue David d'Angers, mobilier grand bourgeois, fauteuils profonds, hifi de luxe. 
Jackie ? Elle est à la fois accessible et intouchable. Accessible, un cœur de fille comme on n’en fait plus, tendre et sensible au drame des fils perdus, parce qu’elle aime les hommes, désire leur salut et les voit en perdition. Intouchable, parce qu’elle vient d’une culture de grande bourgeoise qui retournera tôt ou tard à son milieu d’origine, quels que soient ses conflits d’identité, dus à son métissage anglo-arabe.
Rue David d'Angers

Et puis, au sous-sol, une certaine forme de Graal, qui trône au milieu de la collection du papa passionné par la Seconde guerre mondiale. Une trousse de soldat anglais. Morphine Monojet... "Une seringue à coup unique, dose de cheval pour le soldat blessé, mutilé, agonisant." Graal mortel, pour chevalier décadent. Une promesse de shoot unique, inoubliable, fatal, ou pas... Al ne résiste pas : il prend le Graal sous son bras, et s'éclipse avec. Et là, tout part en vrille, et le roman tourne à la course poursuite dans un Paris où on peut encore se perdre dans les ruelles entre Belleville et République, et aussi se faire braquer à coups de savon dans une chaussette...
Ces milieux-là reflètent la société dans son ensemble : c'est une reproduction de la société telle qu'elle est, mais en plus misérable. Tous les rapports hiérarchiques sont reproduits exactement comme dans la société en général. Aujourd'hui, il y a ceux qui traînent à la Goutte d'or, tous des rebeus ou des blacks; et puis il y a les « people » qui se font choper en train de sniffer de la coke. Et ces gens-là ne se mélangent pas. A l'époque dont parle Morphine Monojet, on se mélangeait systématiquement. On se connaissait, on traînait ensemble sans penser à autre chose. Ce n'est plus du tout comme ça. Aujourd'hui, les deux mondes ne se touchent plus jamais. Il y a maintenant des barrières ethno-raciales auxquelles on ne pensait même pas à la fin des années 70. A l'époque, on avait beau être petits bourgeois d'origine, on faisait partie du peuple.
Une ville à vendre
Parmi le peuple, on trouvait des gens qui avaient lu Céline, ou qui parlaient un français que plus personne ne parle. Paris était encore une ville populaire. A partir des années 80, tout a changé : Chirac a été élu maire de Paris en 1977... Ça a provoqué une forme d'uniformisation : on n'est plus dans une ville à vivre, mais dans une ville à vendre. Le tournant pris par la ville dans les années 1970 - et c'est un phénomène international - est une phase de la guerre des élites contre leurs peuples particulièrement frappante. En lieu et place d’endroits centralisés, on a délocalisé, et expédié des populations un peu trop éduquées, un peu trop susceptibles d’insurrection, le plus loin possible de leur histoire, dans des lieux anonymes, la « banlieue ». Dans le même temps, on vendait la ville sur le marché international, ses traits folkloriques devenant un objet de commerce, notamment pour le tourisme de masse. La population autochtone - et à Paris, elle comptait Dieu sait combien d’étrangers - devait être expulsée pour pouvoir mener à bien cette opération, ce tour de passe-passe, qui comportait bien des volets de spéculation immobilière. Paris, qui est ma ville, où je suis né, où j’ai grandi, où j’ai appris à vivre, comme on dit mon premier amour, j’en ai été chassé par ces manœuvres post-modernes.  Chirac fut le premier élu, et fit de cette mairie sa rampe de lancement vers le pouvoir. Les maires de gauche qui lui ont succédé ont poursuivi en pire cette politique de mort, sous les prétextes de la politcorrectitude en vigueur, vente de la ville sur le spectacle marchand international par « internationalisme ». Aimer encore Paris ?… Je suis trop vieux pour ça. La « ville aux cent villages » de ma jeunesse n’est plus qu’un souvenir, américanisée (la vérité de la mondialisation) selon le plus petit commun dénominateur.

"La nuit, tout est mirifique."
Je citerai mes sources : il s’agit d’une phrase de Raymond Chandler, dans sa correspondance, qui déconseillait d’écrire la nuit. La toxicomanie se nourrit de l’aspiration à un état supérieur de conscience, à une extase où les tensions sont résolues. Tant qu’on a de la poudre, on peut y croire. En manque, on retombe dans la mesquinerie la plus sordide et la vie du toxico est déchirée entre ces deux extrêmes.
En arrière-plan, l'obsession du Morphine Monojet, là, dans le creux de la poche ou de la main, promesse d'extase ou de mort... Et nous, nous profitons de cette fuite en avant pour (re)découvrir sous la plume de l'auteur le Paris de l'époque, sa topographie, ses codes disparus, les sons de ce temps-là (des Sex Pistols aux Stooges), les personnages de l'underground parisien - qui, eux, n'ont finalement pas tant changé... Au passage, il nous offre des scènes  à la limite du burlesque…

Oui, le personnage du « Gros taré » est carrément burlesque. C'était un personnage qu'on surnommait "gros débile", dans la vraie vie. A cette époque-là, c'était une sorte de héros du rock n'roll, très marrant. Il frimait beaucoup et vivait quantité d'aventures burlesques. Il était régulièrement recherché par les Hells de Malakoff ou de la rue de Lappe, ils se faisaient leurs petits westerns, et il s'en sortait toujours. En 1984, d'ailleurs, il était encore là ! C'était le genre de personnage qu'on rencontrait dans ces milieux-là, une figure picaresque, qui avait une légende. Un jour, il est venu à Zoulou, un éphémère magazine où j'ai travaillé, lancé par Actuel au moment où ils voulaient faire concurrence à Métal Hurlant. Il a débarqué et il y avait là une autre légende, ex-journaliste à Libération, bourré de talent mais vraiment trop camé, qui avait fait 5 ans de taule pour braquage - il avait encore ses tatouages de taulard. Il faisait deux mètres. Il regarde Gros débile et lui fait "Ça existe encore, ça?". Et là l'autre sort un 357 Magnum... Mauvais caractère, quoi. Il m'est revenu spontanément à l'esprit, car c'était ce genre de type qui braquait à l'entrée des concerts et qui faisait en même temps le service d'ordre.
Dans ce sens-là, c'était une époque très baroque.
 
J'ai voulu montrer l'esprit qu'on avait : on était revenu de tout alors qu'on ne connaissait rien, no future, ce qui donnait cette forme d'esprit un peu humour noir à la Philip Marlowe, un peu Bazooka. Je voulais aussi parler de cette époque qui a laissé des souvenirs pénibles et douloureux, mais sans pathos. Et je ne pouvais le faire qu'en rigolant. Des petits bourgeois en voie de déclassement qui s'encanaillaient, et qui faisaient les blagues les plus cyniques possible pour justifier cette absurdité qui consistait à se mettre en situation de guerre. Car entre la délinquance, les braquages, les arnaques et les overdoses, on était en guerre quand on faisait partie de ce monde-là. Totalement absurde si tu considères la France de 1979, et ces gens qui venaient d'un milieu protégé. Donc pour parler de ça, il fallait une certaine ironie. 
Quand j’ai eu fini d’écrire, j’étais triste…
Aujourd'hui, je traîne dans les mêmes rues qu'à l'époque, et ce n'est plus la même ville. J'ai pris beaucoup de plaisir à décrire la ville de cette époque-là, celle que j'avais aimée. Et quand j'ai eu fini d’écrire, j'étais triste. C'est mon deuxième bouquin sur Paris; le premier était Fasciste. Ça n'est pas bien passé... alors après j'ai arrêté d'écrire sur Paris, et sur la France en général. J'ai écrit sur l'Ukraine, sur les Etats-Unis, la Russie. Il a fallu Morphine Monojet pour que je retourne à Paris, alors que je suis parisien jusqu'aux entrailles. C'est ma culture, c'est ce que j'ai toujours apporté ailleurs, que ce soit en Russie, aux Etats-Unis ou en Ukraine : si j'étais admis, c'est que je faisais le Parisien ! C'était ça qu'on aimait, l'identité. Et même il y a trois mois, quand je suis allé à Ekaterinenburg, dans l'Oural, c'était la même chose, les gens là-bas me considéraient comme le représentant d'une culture dont ils se sentaient proches. Même chose dans les bas-fonds des Etats-Unis.
 
Une volonté de rester élégant   
Et bien m'en a pris, parce que si  je m'étais laissé pousser les dreadlocks, si j'avais mis un survêtement rouge, on m'aurait pris pour un balletringue de plus ! Je ne cherchais pas à m'assimiler. Cet esprit-là, c'est celui qu'on avait à l'époque de Morphine Monojet.
Contrairement à beaucoup, je n'ai pas fait la girouette, je n'ai pas beaucoup changé... Ça a peut-être maintenant un côté dandy qui n'était pas forcément le mien au départ. Mais c'est vrai, c'est ce que me dit l'auteur belge Christopher Gérard, qui est un vrai dandy, lui, un qui se commande des costumes à Savile Row. Dans nos comptes à régler avec la génération 68, il y avait le fait qu'ils avaient fait du reniement leur profession de foi. Nous, en voyant ça, on a éprouvé un dégoût très violent et ceux qui ont survécu avaient à cœur de ne pas faire ça, de rester ce qu'ils avaient été dès le départ. Une volonté de rester élégant, d'une certaine manière, de ne pas se laisser dicter quoi que ce soit par les temps. Pas comme cette génération 68, parmi laquelle beaucoup ont voulu se faire passer pour des héros du peuple et nous donner des leçons, et ont retourné leur veste radicalement.
Cette course poursuite-là n'est surtout pas un prétexte à la nostalgie, au culte rétro et à l'insupportable "vintage".
La facilité était de recourir à l’effet rétro, comme ces livres ou films sur le passé, où l’on reconstitue un décor artificiel, en insistant sur les détails pour l’effet nostalgique. J’aurais eu honte de faire ça. J’ai tenté de limiter ces effets au maximum, pour donner au roman sa chance d’être autre chose.
Elle n'est surtout pas un témoignage moralisateur. C'est un morceau de vraie littérature, avec de la douleur et de la colère dedans, le deuil aussi de ceux qui n'ont pas survécu. Le deuil de ce qu'ont perdu les garçons et les filles que la dope a grillés, en tuant chez eux le souffle qui fait vivre, qui pousse à continuer, qui donne naissance à la beauté, même si elle est brutale...  Et puis, à nous qui avons oublié la poésie, reléguée dans quelques rares librairies à un rayon biscornu, tout au fond, dans l'ombre, il nous la donne, comme ça, d'emblée, généreusement, sans crier gare.
De même que la vérité journalistique-factuelle est dans les interstices des propagandes, bestiales par nature, la poésie est dans les anfractuosités de la fiction admise. Le roman, un art à part entière et décrié par le post-structuralisme qui nous tient lieu de religion ces temps-ci, s’il sort du commérage débilitant à la Gala et de l’utilitarisme abrutissant de la « littérature engagée», tous deux petits commerces, peut être une source de poésie, à condition de s’y consacrer entièrement, fanatiquement, sans la moindre concession post-moderne, sans la moindre concession torchon à scandale, comme disait ma grand-mère. Il convient pour cela de retourner à l’art primitif du conteur, qui savait faire rire, rêver, réfléchir, sans autre but final que de faire passer un bon moment, au-delà des contingences.
Pas besoin de photos : Marignac a tous les mots pour éveiller les souvenirs de ceux qui ont connu ce Paris-là, et enfiévrer l'imagination de ceux qui ne l'ont pas vu. Quel que soit son sujet, on reconnaît immédiatement le "style Marignac" : un vocabulaire qui puise dans tous les registres, y compris les argots d'un autre temps, un souffle poétique qui se passe de commentaires... Phrases tantôt hors d'haleine, courtes, sans verbe, tantôt tortueuses, labyrinthiques, jeux de pistes débouchant sur de la pure beauté. Chez lui, le suspense est au bout de la phrase... Dialogues au rasoir, de cynisme en désespoir. Voilà un texte qui secoue - "Ne me secouez pas, je suis plein de larmes", écrivait Henri Calet...-, un roman qui néglige de brosser ses lecteurs dans le sens du poil, mais qui n’oublie pas de prendre la distance, à renfort d’humour sec, froid, salutaire. Avec une dernière phrase qui donne envie de retenir l’auteur par la manche, histoire qu’il ne nous laisse pas comme ça, en plan…
Le personnage qui prononce cette réplique doit se défendre tout seul parce que personne ne le sauvera. Les autres ont l’illusion d’être protégés pour toujours par leurs familles, et ça les voue, par un effet pervers, à une autodestruction sans frein. Pas lui, il vit sans garde-fous.
Thierry Marignac, Morphine Monojet, éditions du Rocher (en librairie à partir du 25 janvier 2016)

1 commentaire:

  1. Le dernier roman de Thierry Marignac cavale, avec de savoureuses expressions, au travers de situations pour le moins compliquées. Compliquées pour les personnages dont on devine qu’ils auraient pu exister dans la vraie vie. Tant de duplicité, de courage, de bassesse, de fraternité ne peuvent qu’avoir été croisés portés par des lascars embusqués dans une salle de café enfumée.
    Par manque d’imagination, le lecteur dévore les premières pages en songeant au film qu’on pourrait faire d’un tel scénario. Mais très vite, ce même lecteur (moi, par exemple) doit renoncer à cette facilité. Chacune des situations décrites, chacun des moments croqués, chacune des réflexions suscitées par l’histoire haletante qui se déroule dans Morphine Monojet est transcrit en utilisant le vocabulaire qui colle le mieux au moment : grand style, romantique, érudit, argotique, scientifique… tout cela dans un même paragraphe et sans rupture de style.
    Morphine monojet, roman noir, est paradoxalement un livre blanc. Livide comme la peau des personnages - même si celle-ci vire au bleu lorsqu’ils approchent de l’O.D. Blanc comme le silence que l’on respecte lorsqu’on approche de la tombe d’un ami trop tôt disparu. Blanc comme les 5 dernières pages offertes à notre réflexion de vivants.

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