6 juillet 2015

Patrick K. Dewdney, Crocs, requiem pour nos vies perdues

Territori, la bien nommée : voilà une nouvelle collection née d'une belle rencontre entre La Manufacture de livres et les éditions Ecorce, dirigée par Cyril Herry. Inspirée du "nature writing", l'idée derrière cette collection est d'offrir aux lecteurs des romans noirs, certes, mais engagés dans la défense d'une nature blessée, en péril, dans la mise en valeur de paysages déserts, difficiles, arides ou noyés sous la végétation. Et, au cœur de ces lieux, des humains aux prises avec la sauvagerie sociale, écologique et politique. Première livraison : trois romans signés par Séverine Chevalier, dont le Recluses m'avait déjà impressionnée, Antonin Varenne, qu'on ne présente plus aux amateurs de romans noirs, et Patrick K. Dewdney, romancier et poète, déjà auteur de deux romans. Des couvertures aux couleurs minérales, illustrées de photos presqu'abstraites, une typographie soignée, une belle mise en page : une identité forte pour des romans qui ne le sont pas moins.
C'est avec Patrick K. Dewdney que j'ai choisi de commencer le voyage. Peut-être parce que pour défricher ces territoires inconnus, j'avais envie de découvrir un auteur que je n'avais jamais lu. Et il s'est passé une chose étrange avec Crocs. Dewdney ne fait pas dans la facilité, on le sait dès le premier paragraphe. "Une bourrasque, puis une autre, et l'air se dilue comme une chose visqueuse faite d'huile et de nerfs. Mes tripes se contractent encore. Ça sort sur l'asphalte en clapotis, chaud et mou et puant. Ça restera là, dans l'odeur des passages, et ils ne pourront pas s'en servir pour me suivre." L'écriture est précise, minutieusement descriptive, elle ne cache rien. On s'attend donc à lire lentement, à se laisser conquérir progressivement, sûrement. Et puis finalement, on ne peut plus s'arrêter, on ne peut pas faire de pause. Hypnotique, poignante, l'écriture nous agrippe et ne nous lâche plus. certains romans vous "chopent" avec leur intrigue, vous savez, ces intrigues haletantes... Crocs vous mord dès le début avec les mots, en révélant de la langue toute l'âpreté, toute la générosité. A dire vrai, la nuit blanche vous guette si vous avez le malheur de commencer le livre avant de vous endormir. J'en sais quelque chose...

L'homme est en fuite, il est seul avec le cabot. Celui qui lui sert tour à tour de double, de guide, d'exutoire, de chaman. L'homme est dans la nature, vous ne connaîtrez pas son nom. A quoi lui servirait un nom désormais ? Le cabot, la pioche, le sac à dos, voilà ce qui lui est utile. La nature n'est pas accueillante, sauf si on y prend garde. L'homme se creuse un lit au cœur des feuilles à moitié pourries, il dort dans l'humidité, dans l'odeur de moisi des couches de végétation, il s'y vautre et s'y réfugie. Il progresse, il cherche l'eau. Il dévore les insectes, les vers, les baies et les champignons. Il a froid, il a faim, il a mal, ses pieds sont blessés, ses mains aussi. Il n'aime pas les clairières, le soleil, et surtout il hait l'asphalte, et déteste le bruit des voitures au loin. Il renifle l'histoire, celle des Gaulois enterrés là, sous cette terre humide et fraîche. Il hume les dieux païens, le sang des batailles passées, lance des imprécations contre ce maudit Christ. Et il fuit les humains.

Flash-back. Où il est question de militants écologistes, révolutionnaires, anarchistes. D'activistes qui prennent des risques, s'engagent dans des actions violentes, s'étourdissent dans des raves, jouissent de la liberté de cette musique, de ces basses qui vous remuent jusqu'au tréfonds de vous-même. L'homme est là, il a 15 ans de moins, 25 ans à peu près, et il est un combattant farouche. Et puis il y a elle, la compagne de lutte, la compagne tout court. L'amante, les corps, l'amour. Et un jour : "On n'a pas eu la force de mourir", lui dit-elle. Faute de mourir, ces deux-là feront un enfant, une fille. Puis une deuxième. Travailleront, gagneront leur vie, lâcheront l'affaire. C'est la vie, diront les autres. Non, pour l'homme, c'est la mort.

L'homme fuit. Vers le Mur, là-bas, le barrage. "Là où le barrage épouse l'orage en une étreinte de plomb, mes mains saignent." Elles saignent de nos vies perdues, de nos terres saccagées, de nos résignations et de nos défaites. Elle saignent du sacrifice qu'elles ont commis, elles saignent pour nous.

Quand vous aurez refermé le livre, peut-être aurez-vous les yeux brillants de larmes. Ou la gorge nouée de colère et de dégoût. Je vous promets une chose : vous ne serez plus tout à fait le même. Peut-être en voudrez-vous à Patrick K. Dewdney. Vous auriez tort. Ce livre-là ne s'oublie pas, même s'il est parfois insoutenable.

Patrick K. Dewdney, Crocs, collection Territori, La Manufacture de livres / Ecorce
 

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