31 mars 2015

Anne Bourrel : l'interview en roue libre

Photo Jean-François Catagnia
Il y a quelques semaines, je vous faisais partager mon enthousiasme pour le roman de Anne Bourrel, Gran Madam's  (voir la chronique ici). Un texte tellement noir, tellement étonnant que les questions étaient nombreuses une fois la dernière page tournée. Anne Bourrel a bien voulu répondre avec générosité à ma curiosité.

Gran Madam's est votre troisième roman, mais est-ce votre premier roman noir ?
En fait, je crois que j'étais déjà dans le roman noir, mais sans le savoir. Dans cet entre-deux, on est au cœur de quelque chose qui est caché en chacun d'entre nous, même si on n'est ni une prostituée, ni un voyou, ni un vilain bonhomme ! On a quand même cette graine de méchant en nous, plus ou moins forte, passage à l'acte ou pas.


De quoi partez-vous quand vous commencez à écrire ?
D'une image. Là, c'était l'image d'un corps sur une pyramide avec la chemise qui flotte. Et puis toutes les images de mon enfance passée dans une station-service.

Et La Jonquera ?
C'est le lieu de passage vers l'Espagne, où je vais souvent puisque je vis à Montpellier. Il y a ce monument de Ricardo Bofill, qui a quelque chose de sud-américain même s'il est catalan.


Le monument à la Catalogne de Ricardo Bofill, à La Jonquera (photo R.F.Rumbao )
C'est un hommage de Bofill au drapeau de la Catalogne, la Senyera, que Guifré a tracé de ses doigts rougis de sang sur le bouclier d'or.

La Méditerranée m'inspire beaucoup.

Et le Gran Madam's ?
Il y a plusieurs bordels à La Jonquera, qui sont des lieux très étranges. Quand on les voit de devant, ils ressemblent à des boîtes de nuit ordinaires, mais quand on tourne autour, on dirait des monastères, avec leurs toutes petites fenêtres. C'est très étrange. J'y suis allée de jour, pour voir... C'était tellement glauque que c'en était irrésistible! Scéniquement, ma petite station service de bord de route s'oppose totalement aux grandes stations qu'on voit à La Jonquera, qui sont faites pour les 38 tonnes qui s'arrêtent là. Les routiers font étape, se tapent une pute et font le plein dans les stations service.

Il y a de la colère dans votre livre.
Oui, beaucoup, de la compassion, donc de la colère.

Cette colère, elle a pour objet ces filles exploitées, ou bien le sort des femmes en général?

Oui, bien sûr, le sort des femmes me met très en colère. C'est une rage qui vise notre condition, et qui me vient de toujours ! Cette rage est venue très tôt : j'avais une grand-mère paysanne qui avait 14 enfants, et qui lisait beaucoup. Elle lisait tout le temps. Dans ma famille, on disait: "et même, elle lisait Sartre." Elle était enfermée dans sa condition sociale, et aussi dans sa condition de femme. Cette histoire m'a interpellée dans mon enfance. C'était les années 70, la période du MLF, et j'entendais les hommes de ma famille qui riaient des féministes. Je ne comprenais pas, pour moi le MLF était pleinement légitime et justifié. Heureusement qu'elles ont existé... Et il reste encore beaucoup de travail à faire.

Le sort de Begonia est effroyable. Et pourtant, il y a comme un syndrome de Munchausen : Begonia pourrait profiter de la situation et s'échapper, non ?
Non, elle ne peut pas. Elle est bloquée. Il y a arrêt sur image. Begonia est prise, littéralement. Et puis ces trois personnages sont indissociables, ils constituent un bloc.

Finalement, on en viendrait presque à considérer les trois personnages comme autant de victimes.
Eh oui, parce que rien n'est simple. Si on est victime, peut-être qu'on est un peu coupable aussi. Et vice versa. Et la seule liberté de Begonia, c'est sa violence, ce qui est moralement inconcevable.

Un autre paradoxe : cet homme, ce mac,qui a commis de grandes violences sur les femmes, se retrouve entraîné dans la volonté de sauver la jeune fille, Marielle.

Oui, le comportement de ces trois-là n'est jamais celui qu'on attend. Dans cette situation, seule une prostituée pouvait comprendre ce qui était en train de se passer dans cette famille. Et il fallait que les deux autres la suivent. Ces deux-là, ce qui les intéresse, c'est de cogner. Le mac, c'est un coup de poing, ça n'est que ça. D'ailleurs je n'ai pas donné beaucoup de psychologie à mes personnages. Je n'écris pas comme ça. C'est a posteriori que j'y réfléchis, en en parlant.

Un autre élément étonnant : la facilité avec laquelle ces trois-là font irruption dans la vie de cette famille et s'y fondent littéralement.
Oui : ils ont ramené l'enfant, il n'y a rien de plus précieux qu'un enfant. Ces trois-là sont les sauveurs, le couple leur voue un amour sans condition. Et pendant ce temps, l'enfant est victime au sein de sa famille, et ils ne voient rien. Ce qui est une chose parfaitement courante.

Parlez-nous de la toile cirée des grands-parents, que vous décrivez très méticuleusement.
Oui, il s'agit d'une scène de chasse à courre. C'est quelque chose de très structuré : j'ai voulu résumer tout le livre dans ce décor, y mettre toute la violence du roman, et peut-être aussi tout le fonctionnement d'une société. La fois suivante, la toile est blanche. On a juste changé de nappe. Sur cette table, il ne peut y avoir que deux sortes de nappes : une nappe où il n'y a rien, ou une nappe avec une chasse à courre, qui dit toute la violence de cette société.

Et ce personnage de l'oncle handicapé? C'est un parti pris plutôt audacieux.

Quand j'écris, je ne réfléchis pas en termes de psychologie. C'est un peu comme avec ces jeux de bébé, où il faut mettre la bonne forme dans le bon trou. Il faut que ça rentre. Après-coup, je me suis demandé s'il fallait que je garde ce personnage tel qu'il était, handicapé. En réalité, l'oncle est autant victime que bourreau. Il est handicapé parce que sa mère a bu. C'est le produit de son délire à elle. D'ailleurs il y avait un autre frère, qui est parti, lui. C'est une famille meurtrie et meurtrière.

Dans votre roman, la famille en prend pour son grade.

Je ne suis pas sûre de ça. Il y a un aveuglement terrible, mais beaucoup d'amour des parents pour leur fille.

Tout de même, ces fugues à répétition, cela devrait les faire réfléchir, ces parents...

Ils ont trop peur, ils enrobent ça dans beaucoup de rires, d'alcool. Et puis la chaleur qui les accable. Ils ont tellement chaud que penser leur est impossible, et puis ils vivent dans ce lieu où il y a du bruit en permanence.

Cette cohabitation qui dure est assez incroyable... En général, les familles sont des petites choses assez fermées.
En fait, leur vie est dehors, sur la piste de la station service. Il n'y a pas de frontière pour eux entre le dehors et le dedans. Et puis ils ont une puissance de vie incroyable, ils sont bruts de décoffrage. Et au fil de l'histoire, on ne les voit plus jamais dans leur intimité, mais seulement dans leur vie avec les nouveaux arrivants.

Ils ne se posent jamais la question de savoir qui sont ces étrangers.

Pour eux, ce sont les personnes qui ont ramené leur fille. Cette définition leur suffit. Et puis les choses arrivent par accident aussi : si le Chinois n'avait pas fait cette allergie, les trois seraient sûrement repartis tout de suite.

Depuis votre premier roman, y a-t-il une évolution dans la violence, la noirceur, la colère ?

J'ai bien peur que oui! Maintenant, je sais que j'écris des romans noirs. Et cela m'aide à assumer la violence vers laquelle j'ai envie d'aller. Je n'ai plus peur de décrire tout ça : avant, je me faisais peur à moi-même parfois.

Certains auteurs de romans noirs regrettent que la littérature noire soit encore un peu considérée comme un genre mineur.

Pourtant, j'avais l'impression du contraire. Mais c'est vrai que certains lecteurs qui me suivent depuis un moment me disent : "tu ne vas pas t'enfermer là-dedans." Or pour moi, c'est exactement le contraire : je me sens libérée. Et puis j'aime bien naviguer dans les genres. J'ai écrit du théâtre, et j'ai même introduit de vrais dialogues de théâtre dans Gran Madam's. Mon deuxième roman était un faux roman historique, mon premier était une fausse auto-fiction... Je viens de terminer le quatrième.

Et vos lectures ?

Mes influences très fortes : Colette pour la langue, Duras parce qu'elle a cassé les codes que Colette m'a appris. Et dans les romans noirs, Manchette bien sûr.J'aime beaucoup Yves Ravey et Murakami, même si son côté un peu "produit" me pose question. Mais c'est un conteur tellement génial...

Pourquoi Colette ?
La langue, et sa parole de femme. Et j'ai beaucoup aimé aussi sa façon de monter sur scène : elle m'a montré qu'un écrivain pouvait monter sur scène, les seins nus ! Ce que je fais. Pas les seins nus, mais la scène oui.Je fais partie d'un collectif avec lequel, deux fois par an, nous créons un spectacle en quinze jours. J'aimais bien l'exubérance et l'audace de Colette. C'est vrai que mon sujet principal, c'est la femme. Depuis le début, je parle des femmes... Dans Le roman de Laïd (Acoria, 2008), il y a deux personnages. Une femme qui cherche Laïd, et Laïd. J'aurais voulu que les deux parties soient publiées dos à dos, pour qu'on les lise dans n'importe quel sens, mais ça n'a pas été possible. Dans ce roman-là, la question était : "comment vivre quand on est victime d'une longue histoire?". Et c'est toute l'histoire des femmes. Cela m'intéresse aussi de me plonger dans la violence des femmes. Si on a connu la violence, est-ce qu'on peut vivre autre chose que la violence ? Dans Gran Madam's, il y a plein de "trous" dans l'histoire... Par exemple, on ne sait pas ce qui est arrivé à Begonia dans son enfance. Peut-être que je pourrais me pencher là dessus. Et il y a aussi le personnage du Catalan : pourquoi pas un roman sur lui ?

Votre écriture est très musicale, très rythmée.
Oui, j'écris ce que j'entends. Il y a un sacré bordel dans mes oreilles : ça parle, ça chante. Je n'écoute pas beaucoup de musique parce que dans ma tête, ça parle constamment. Et puis je suis fille unique, j'ai été élevée d'abord dans cette station service très bruyante, puis dans une maison très calme dans les vignes, où je me parlais tout le temps car je m'ennuyais.

Photo Marc Lafon
 Vous parliez de Colette tout à l'heure, mais aussi de Duras, ce qui me surprend moins.
Et pourtant j'ai fait tout ce que j'ai pu pour effacer son influence. Je suis allée jusqu'à écrire une parodie ! Franchement, je ne vois pas vers qui d'autre j'aurais pu me tourner. Elle m'a tout appris : j'ai lu Moderato Cantabile à 14 ou 15 ans, j'ai eu l'impression de n'avoir jamais rien lu avant. J'ai fait une maîtrise et un DEA sur Duras, j'ai même commencé une thèse qui m'a permis d'accéder à ses archives, à ses manuscrits. Je me suis rendu compte que ce que faisais avec mes manuscrits - coller des bouts de papier, etc. -, j'avais raison de le faire puisque Duras le faisait! A l'époque, je vivais, je dormais avec Marguerite Duras, j'étais une vraie fan. Je l'ai même rencontrée avec un groupe d'étudiants, et là, une fois passé l'aspect groupie, j'ai perçu une vraie femme. Elle nous parlait comme si elle nous connaissait depuis toujours. Elle nous tutoyait, elle nous touchait. C'était l'époque où elle avait vendu les droits de L'Amant à Jean-Jacques Annaud. A ceux qui s'en étonnaient, elle répondait : "il est venu me voir, il pleurait tellement que j'ai fini par lui céder." Car au départ, ce devait être Jean-Luc Godard... Quand Godard a appris ça, il était à Trouville avec Marguerite, et il pleurait sur son balcon en criant :"Marguerite, donne-moi L'amant!"
Depuis, je ne lis plus Duras. J'ai tout lu plusieurs fois, et j'ai même fait des pastiches pour me "désintoxiquer"!  Et puis j'ai abandonné ma thèse, en particulier parce que je me suis aperçue que mon directeur de thèse ne me lisait pas, disant qu'il me faisait confiance. Et puis un jour, je lui ai apporté un texte sur Proust. Je lui ai demandé ce qu'il en pensait, il m'a dit que c'était très bien. Je lui alors posé la question : "Mais ça ne vous dérange pas que ce ne soit pas sur Marguerite Duras?". Et là, il est devenu tout pâle... En réalité, j'ai toujours voulu écrire. J'ai commencé par de la poésie, j'ai obtenu quelques prix, je cherchais de la légitimité. J'ai fini par écrire mon premier roman.

Vous avez le trac avant d'envoyer votre manuscrit ?
Oui, un trac terrible. Le fait même de le poster est une torture. Mais c'est un trac qui évolue avec le temps, heureusement...

Pour terminer, une chose que je voudrais annoncer : nous sommes en train de préparer une lecture de Gran Madam's, que j'espère bien faire à Paris le 18 avril à la librairie Joseph Gibert. J'ai un musicien qui a mis en musique certains passages que j'ai retravaillés en chansons. Ça me tient beaucoup à cœur, j'espère que ça va se faire !

Anne Bourrel, Gran Madam's, La Manufacture de livres

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Articles récents