12 décembre 2014

Marcus Malte, "Fannie et Freddie" : un conte moral, horrifique et politique

Marcus Malte sait se faire attendre, il sait aussi surgir là où on ne l'attend pas forcément: collaboration avec des musiciens de jazz, théâtre, livres pour enfants... Bref, c'est un homme libre. C'est un bonheur d'autant plus intense que de découvrir deux textes parus aux éditions Zulma sous le titre Fannie et Freddie. Sous la couverture signée David Pearson, complice talentueux des éditions Zulma, voici donc un inédit, Fannie et Freddie, suivi de Ceux qui construisent les bateaux ne les prennent pas, déjà publié sous le titre Plage des Sablettes, souvenirs d'épaves.

Fannie et Freddie, ça vous dit quelque chose peut-être? Un road movie? Une comédie romantique ? Un film de Bergman ? Non, cherchez bien... Ou plutôt non, ne cherchez pas trop, vous vous gâcheriez un des nombreux moments forts de ce texte en forme de conte moral et horrifique. Un peu comme les plus beaux contes de fées, en quelque sorte. Au début du récit, on fait la connaissance de Fannie, de son œil de verre et de ses obsessions. Qui est cette femme, que fabrique-t-elle dans ce parking de Wall Street? Elle attend quelqu'un, elle guette celui qui va ouvrir la porte d'un coupé Mercedes gris, belle voiture, voiture de riche. Et effectivement, l'homme qui se dirige vers la Mercedes porte la panoplie du trader.Trench-coat, costume sombre, cravate, Blackberry. Tant pis pour lui. Comment raconter le huis-clos qui va suivre, comment évoquer les moments de désir, de peur, de haine, d'horreur qui vont suivre sans gâcher votre lecture ? Comment dire que Marcus Malte n'a pas son pareil pour nous emmener derrière lui, nous faire traverser des nuées de fumée, nous faire passer du coq (l'empathie) à l'âne (le dégoût ou l'horreur) avec ses mots, le rythme de ses phrases, sa narration précise, les moments de poésie qui ouvrent chaque chapitre et donnent à l'ensemble du texte une atmosphère tantôt absurde :
"Au début il n'y avait rien
A la fin non plus"

tantôt gothique, à la Walpole :
"Nous ne vîmes aucune lumière
Mais nous entrâmes quand même
Et c'est ainsi presque à tâtons
Que nous découvrîmes
Un bien étrange phalanstère"

, tantôt horrifique, à la Edgar Poe :
"Les enfants de l'aube,
Les vieux et abominables enfants de l'aube
Ont perdu leurs mères pendant la nuit
Et leurs dents
Et le reste aussi."

Et puis la fin du conte, un conte moral, politique, révolté. Le cauchemar. Notre cauchemar.

Le deuxième texte est une "novella" de mémoire. De souvenirs qui échappent à la conscience. Une histoire d'enfance, de nostalgie et de culpabilité. Les plages, la mer, le sable de La Seyne-sur-Mer, avec "son passé de ville rouge". Les Sablettes, le quartier résidentiel, "toutes proportions gardées". Et les stigmates de la pauvreté, de la liquidation des chantiers navals, des 4000 types à la rue. Et ce flic qui erre là, qui vient de marcher le long de 1200 mètres de plage, qui vient d'arriver sur "le" lieu. Le lieu où il y a 27 ans, il a vu son meilleur ami Paul pour la dernière fois. Mort, la moitié du visage emporté par un coup de feu impitoyable, rejeté par les flots, "échoué là comme un vulgaire bois mort." C'est pour ça qu'il est devenu flic, pour retrouver l'assassin de Paul. De migraine en migraine, l'homme cherche. Sans répit, sans jamais prendre un jour de congé. Trouvera-t-il ? A vrai dire, peut-être vaudrait-il mieux qu'il ne trouve pas... Que les vagues recouvrent la vérité, inlassablement.

L'intensité de ces deux textes, la tentation poétique qui les traverse tous les deux : tout la singularité de Marcus Malte est là, et avec lui la lecture prend une autre dimension : émouvante, charnelle et douloureuse à la fois. Il force à la lecture lente, celle où l'on goûte les mots, où l'on prend le temps de laisser surgir les images, de tanguer au rythme des phrases et, finalement, de céder à la tentation d'une noirceur profondément généreuse et lucide.

Marcus Malte, Fannie et Freddie, Zulma

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