28 octobre 2013

Première station avant l'abattoir : Romain Slocombe digne héritier de Somerset Maugham, Graham Greene et Eric Ambler

Romain Slocombe est un malin. D'emblée, il désamorce les péchés mignons des chroniqueurs. Les exergues de Première station avant l'abattoir (titre emprunté à Louis-Ferdinand Céline) sont signés Ernest Hemingway et Graham Greene. Dès la première page de l'introduction, le narrateur achète dans une librairie du Palais-Royal l'édition de poche de L'Horizon, de Patrick Modiano. L'exergue de la première partie est signé Somerset Maugham. Il ne manque plus que Eric Ambler pour compléter cette table de convives célèbres. Qu'à cela ne tienne, son nom figure en page 12...  Le chroniqueur n'a plus qu'à remballer sa culture et ses citations, l'auteur a déjà fait le travail... Et si d'aventure il était tenté (le chroniqueur) de s'offrir une petite session de recherche historique, eh bien Romain Slocombe, là encore, l'a devancé avec une annexe où tout est dit. Ne reste plus qu'à parler du roman...
Première station avant l'abattoir est un étrange objet de séduction. L'affaire commence de nos jours par un rendez-vous entre le narrateur et une critique d'art anglaise, Amanda Finlay, qui vient lui présenter sa récente découverte : un manuscrit qu'elle a déniché à Lyon, lors d'une visite à la famille de la seconde femme du célèbre journaliste Gordon Percival Woodbrooke, un lointain parent. Une suite de récits d'espionnage qui se déroulent entre 1920 et 1940, où la réalité se mêle habilement à la fiction. Des récits qui en disent bien plus sur l'homme que son autobiographie officielle, puisqu'il y est fortement induit qu'il était en réalité un espion à la solde de la Russie soviétique ! Vous apprendrez avec intérêt, cher lecteur, que le grand-père de Romain Slocombe, George Slocombe, vécut en 1922 une histoire singulièrement proche de celle que vous vous apprêtez à découvrir... Car vous allez lire le manuscrit de Gordon Woodbrooke, et sans nul doute, comme moi, vous tomberez d'accord avec la belle Amanda : quand on commence ce roman, on ne le lâche plus.
Le héros, Ralph Exeter, est un journaliste anglais à barbe rousse, correspondant à Paris du Daily World. Très à gauche, Ralph a épousé la cadette et la moins engagée politiquement des deux sœurs russes Fania ("intelligente, laide et marxiste) et Evguenia (qui "ne s'intéressait pas à la politique mais était remarquablement jolie") Ignatiev, émigrées à Londres et abandonnées avec leur mère par un père avocat à multiples maîtresses. Evguenia lui a donné un fils, le petit Fergus. Mais Ralph est à Paris, et c'est un homme à femmes. Celle qui occupe son esprit, pour l'heure, s'appelle Elma Sinclair Medley, jeune poétesse américaine ravissante et très libérée. Ce qui ne l'empêche pas de s'offrir quelques à-côtés à l'occasion. Homme à femmes, Ralph est aussi très attaché à l'alcool... En plus de son métier de correspondant de presse, Ralph est également l’œil parisien de Moscou. Nous sommes en 1922, et il se prépare à partir pour Gênes, où va se tenir la Conférence économique internationale décisive pour la paix du monde. Jusque-là, Slocombe nous a offert une peinture très modianesque de la "vie de bohème" à Paris, avec ses bars mythiques (du Hole in the Wall au Harry's New York Bar  rive droite jusqu'aux bars et cafés de Saint-Germain et de Montparnasse, encore un village à l'époque) où l'on peut croiser l'auteure Djuna Barnes, le peintre Jules Pascin et bien d'autres encore.

Exeter n'a pas plutôt mis le pied à bord du train qui l'emmène à Gênes que l'action se précipite : un voyageur de commerce importun se révèle être un agent de la police française qui surveille de près Ralph Exeter. De très près, au point de sortir ses menottes de son cartable de représentant... Heureusement (?), un journaliste américain nommé Holloway intervient en force pour sauver la mise du reporter anglais. Et se débarrasse de façon radicale de l'importun Français. Là, fini de jouer à l'espion : c'est pour de vrai. Et si vous avez encore besoin d'être convaincu, sachez que sous ce nom de Holloway se cache un homme bien réel, le célèbre Ernest Hemingway. A partir de ce moment, plus un instant de repos : l'intrigue va se dérouler sans un temps de répit, avec tous les ingrédients caractéristiques du bon roman d'espionnage. Entre l'arrivée d'Exeter à Gênes et son retour mouvementé en France, vous aurez le temps de vous colleter à une femme fatale, à l'abominable Mussolini, à une délégation russe en résidence dans un hôtel luxueux proche de Gênes, à des fausses identités, de faux semblants, des trahisons, des poursuites et des fuites, des situations périlleuses, des moments de désespoir, de la violence, des armes à feu... Autant d'éléments au service d'une intrigue extrêmement bien construite, largement fondée sur des faits réels mais aussi sur des hypothèses historiques troublantes, comme celle qui affirme que Staline aurait été un ex-agent de la police tsariste protégé par Lénine...
Romain Slocombe a le don pour équilibrer son récit par des descriptions particulièrement réussies de la côte ligure et de la ville de Gênes, séduisante et vénéneuse. Un récit ponctué par les cauchemars de Ralph, où l'auteur laisse libre cours à son goût pour l'horreur et le fantastique. Mémorable, le passage où Ralph, privé d'alcool, est en proie à une crise de delirium tremens dont la description fait frémir. Les personnages font penser à un casting de cinéma, avec une galerie de seconds rôles particulièrement travaillés. On imagine assez bien un Peter Lorre ou un Victor Mature dissimulés derrière les colonnes des palaces italiens, embusqués à l'entrée des artistes de l'Opéra de Gênes. Et Slocombe a le don de l'ambiguïté : son héros Ralph Exeter est un modèle de fausse candeur, de courage aussi, de séduction, un mélange savant de langueur et d'énergie. Sa façon d'évoluer dans ce monde infiniment trouble et dangereux de l'entre-deux guerres, de fraterniser avec Moscou tout en séduisant Mussolini, est un modèle de clair-obscur et d'inconscience, une forme d'avertissement. Car de ce trouble chaos naîtra, dans quelques années, la période la plus sombre du XXe siècle.  Un roman ambitieux, passionnant, inquiétant et définitivement fascinant. Au point qu'on a bien du mal à choisir sa prochaine lecture...

Romain Slocombe, Première station avant l'abattoir, Policiers Seuil

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