3 mars 2013

David Peace et la tétralogie "Red Riding", politique, violente... De la grande littérature

David Peace est un cas. Né en 1967 dans le Yorkshire, au nord-ouest du Royaume-Uni, il vit depuis 1994 à Tokyo avec sa famille. Il a passé toute son enfance près de Leeds, une vie ponctuée entre 1974 et 1981 par les crimes de Pete Sutcliffe, l'éventreur du Yorkshire, homme ordinaire qui se distingua par l'assassinat de 13 femmes au moins dans la région de Leeds, dans des conditions particulièrement horribles. Dès l'âge de 10 ans, le jeune David Peace est obsédé par ce criminel qui sème littéralement la terreur dans toute la région, il rêve de l'identifier, de le faire arrêter, il va jusqu'à s'imaginer que c'est son père, puis que sa mère sera la prochaine victime. Et en 1981, quand Sutcliffe, enfin arrêté, est traîné devant le Palais de la Justice, David Peace, 14 ans,  est là, dans la foule. Il mène ensuite une vie agitée, punk, puis post-punk, tentatives d'écriture du Grand Roman anglais, mal accueilli par les éditeurs auxquels il le propose. Avec le recul, il reconnaîtra que ce manuscrit était en fait un fatras prétentieux et qu'il se prenait pour le Burroughs anglais... (Ne ratez pas la suite, avec la vidéo !)


Dettes, problèmes avec la justice. Il part enseigner l'anglais à Istanbul car c'est le seul endroit où on ne lui demande pas de diplôme, puis, enfin, s'installe à Tokyo. C'est là, au cours de ses pérégrinations dans les librairies d'occasion, qu'il découvre James Ellroy "l'équivalent des Sex Pistols en littérature", dit-il au Guardian dans une interview de mai 2008. "La littérature policière a à la fois l'opportunité et l'obligation d'être la plus politique des littératures, car le crime est l'exemple le plus manifeste de la politique de l'époque. Nous sommes définis et damnés par les crimes de l'époque où nous vivons," affirme David Peace dans un texte publié dans Crimetime. A l'évidence, pour lui, la littérature policière n'est pas un simple divertissement : elle a des obligations et des responsabilités.

"Je me fiche pas mal de ces livres où on me présente un énième tueur en série imaginaire, ou encore un ex-vétéran du Vietnam, ou des flics de série télé. Je n'ai pas besoin de mystère et de suspense, car cela, je l'ai partout dans ma vie. Je veux la vérité, je veux des réponses, pas "le psychopathe le plus dingue depuis Hannibal le Cannibale". (...) Je veux lire des fictions "arrachées" aux faits, des fictions qui veulent dire la vérité." Pour lui, la littérature de genre est justement celle où la politique doit avoir une place prépondérante. Et la prolifération actuelle des séries policières, des romans policiers et des thrillers lui fait horreur en ce qu'elle avilit justement le genre et le réduit à du spectacle, à de la distraction. Pour lui, le crime est quelque chose de violent, de noir, quelque chose qui laisse chez les victimes et leur entourage une trace indélébile, quelque chose qui marque l'histoire de l'humanité. Bref, c'est quelque chose de sérieux, pas un prétexte à donner des frissons à bon compte aux bonnes âmes impressionnables. "Cela me perturbe de voir tant d'écrivains qui se considèrent, eux-mêmes et leurs livres, comme des produits, dont ils ne mesurent la qualité qu'en termes d'avances, de ventes et de prix - ces prix qui, bien sûr, favorisent les ventes." Au site Bookmunch qui lui demande si cela lui convient d'être étiqueté "auteur de romans policiers", il répond : "Je suis fier que mes livres se trouvent dans les mêmes rayons que ceux d'Ellroy, Mosley, Pelecanos et Rankin." Homme de goût, David Peace.

1977 et 1979 sont consacrés principalement à l'enquête sur l'éventreur du Yorkshire, Pete Sutcliffe, cet homme qui, entre 1974 et 1980, sema la terreur dans le nord de l'Angleterre et massacra 13 femmes avant d'être arrêté en 1981. Le dernier volet de la tétralogie, 1983,  revient sur les crimes fictifs évoqués dans 1974. Je regrette d'ailleurs un peu d'avoir introduit dans ce roman des détails (les ailes de cygnes cousues sur le dos des petites victimes) qui relèvent davantage de l'horreur. Une fois que je me suis concentré sur la réalité pure, je me suis rendu compte qu'elle était bien plus horrible encore. Je ne suis donc plus très à l'aise avec cette histoire d'ailes de cygnes... Avec 1983, je revisite les crimes de 1974 pour insister sur le fait que ces crimes ont des conséquences lourdes, infinies, sur les familles et l'entourage des victimes. Il y a aussi dans 1983 un aspect "conte de fées". Car je crois que dans une large mesure, la littérature policière fonctionne comme des contes de fées des temps modernes. A l'origine, les contes avaient valeur d'avertissement. Nos histoires policières fonctionnent un peu de la même façon : les crimes nous fascinent, mais ces histoires sont des avertissements. D'ailleurs le titre Red Riding est aussi un jeu de mots avec "Red Riding Hood" (le Petit chaperon rouge). Dans 1983, un des enquêteurs appelle le meurtrier "le loup". Il faut savoir que le West Yorkshire, autrefois, avait pour nom "West Riding", ce qui vient de la loi Viking qui régnait autrefois dans cette région. Le mot "Riding" correspondait à une portion, un tiers de la région globale. Quant à l'adjectif "Red", c'est la couleur du sang, n'est-ce-pas, mais aussi celle du Labour Party, qui gouvernait la région quand j'étais adolescent.   

1974, premier volume de la tétralogie "Red Riding", est sorti en Angleterre en 1999. Nous sommes à Leeds, au nord-ouest de l'Angleterre, le 13 décembre 1974. Edward Dunford, journaliste, retrouve sa ville d'origine après avoir passé quelques mois dans le sud du pays. Son rêve : détrôner le célèbre Jack Whitehead, cador des affaires criminelles à l'Evening Post. Eddie vient de perdre son père, l'enterrement est dans deux heures. La jeune Clare Kemplay, dix ans, a disparu. Ses parents viennent de faire une déclaration pour les médias, et Edward couvre l'événement. Ça ne sent pas bon, cette affaire... Et pour Eddie, c'est l'occasion rêvée de faire sa place au soleil dans le journalisme. C'est avec son ami Barry qu'il va démarrer une enquête dont il ne soupçonne pas les ramifications. Bientôt, c'est seul qu'il va devoir affronter les dragons de la corruption, les flics pourris et violents, car Barry est victime d'un accident de la route qui lui coûte la vie. Un accident très opportun... Eddie est seul, sa famille ne lui est pas d'un grand secours, et vice versa... Il faut bien dire qu'Eddie n'est pas, d'emblée, un type très sympathique. Il est surtout extrêmement perdu, en proie à une douleur indicible, très malheureux en fait. Et comme tous les gens très malheureux, il s'y entend à rendre malheureux ceux qui l'entourent. Intelligent, Eddie : il voit très vite des liens entre différentes affaires, et aussi les points communs qui les relient, et qui convergent vers un homme, un puissant, un qui a la haute main sur le foncier et l'immobilier de la région. Eddie entre dans la zone rouge. C'est le moins qu'on puisse dire.

Voilà pour l'histoire, maintenant passons à l'écriture de David Peace. Et là, comment dire, on s'attaque au "gros morceau". L'intrigue en elle-même peut sembler classique. C'est sans compter sans le style proprement unique et confondant de Peace. En fait, il faut y aller, foncer, se laisser emporter par ce tourbillon de mots, de phrases hachées, répétitives, lancinantes, coups de poing. Le vocabulaire est brutal, recherché, les phrases sont déconstruites, retournées, elles se répondent, se correspondent, s'entrechoquent. On a une pensée émue pour le traducteur Daniel Lemoine qui a accompli l'impossible, à savoir retrouver le rythme, respecter le sens, retrouver les particularismes, reconstruire le contexte géographique, social et historique rien qu'avec le travail sur les mots. Chapeau... Peace est fidèle à ses principes : si l'affaire criminelle est au centre du roman, le foisonnement qu'elle engendre est la richesse du livre, sa chair et son sang. Peace réussit un chef-d’œuvre en prose, confronte son lecteur à une violence inouïe mais jamais gratuite, le laisse KO debout. Il sait nous faire visualiser la ville de Leeds, ses bâtiments hostiles, son ambiance ultra-violente, ses laissés pour compte, sa police ultra-corrompue. Et je vous prie de croire que les quelques pages, vers la fin, où Eddie se fait passer à tabac par les flics qui réussissent à lui faire avouer tous les crimes de la région, font partie de celles qu'on ne peut pas oublier. Comme toutes les fresques réussies, 1974 est d'une puissance telle qu'il nous immerge littéralement dans l'Angleterre des années 70, un peu avant Thatcher, un pays en pleine désindustrialisation, avec une inflation à 2 chiffres, un chômage qui explose, et la pauvreté qui va avec. Inutile de dire que j'enchaîne directement avec le deuxième volet, 1977. Affaire à suivre très vite.

David Peace, 1974, traduit de l'anglais par Daniel Lemoine, Rivages / Noir

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